Métamorphoses infinies au cœur de l’espace-temps
Durant plusieurs années, Laurette Atrux-Tallau (1969, France – Vit et travaille à Bruxelles) a exploré les potentialités et limites de la photographie. Après avoir appréhendé le mouvement fictif qu’est le temps en des œuvres bidimensionnelles, c’est en toute logique que la plasticienne investit désormais ce corps imaginaire qu’est l’espace, en une pratique installative et sculpturale. La galerie Olivari-Veys dévoile ses œuvres récentes...
« Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante (...) le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraye et m’étonne (...) » Pascal
Un jour, Frédéric Gaillard rappela à Laurette Atrux-Tallau qu’elle affirmait faire de la sculpture alors qu’elle pratiquait la photographie. Cette assertion surprenante incite à revenir à ce stade initial de l’œuvre, germe de toutes les transmutations à venir. Désormais au cœur du travail de la plasticienne, l’appréhension du volume et de l’espace est déjà en gestation dans l’approche photographique. Les diverses phases évolutives de l’œuvre sont indissociables. Elles agissent comme les cycles d’un processus autoreproducteur continu, comme les cellules autofécondées d’un organisme protéiforme ou comme les combinaisons infinies d’une équation qui aurait le temps, la matière (la forme), le mouvement et l’espace comme données. L’axe essentiel autour duquel tout l’œuvre s’articule est l’ambivalence permanente entre finitude et infinitude, émanant de l’omniprésence du mouvement cyclique et de la forme sphérique. Parfait et immuable, sans commencement ni fin (et exempt de variations), le mouvement circulaire s’inscrit dans un temps infini. Forme pleine et harmonieuse, le cercle est aussi un vide, un abîme, principe de toute ouverture de la forme sur la non-forme. Récurrente dans l’approche sculpturale, la sphère se manifeste dès les premières photographies. A la fin des années 1990, la série Sans Titre (pain), ainsi que les deux œuvres Oursins et Sans Titre (Boules Quies) anticipent singulièrement les développements installatifs et sculpturaux. Tant formellement (et par leur monochromatisme), que dans la perception spatio-temporelle qu’elles induisent. Dans la série Sans Titre (pain), la pâte gonflée couverte de cratères (empreintes matérielles du travail de l’artiste et présences du vide dans l’œuvre) évoque un corps céleste lumineux, animé d’un étrange mouvement (suggéré par le flou), corollaire du temps. S’il était possible d’assembler ces images et de les feuilleter en mode accéléré, comme les pages d’un invraisemblable flip-book (le site Internet de l’artiste permet cette vision animée), le mouvement émanant du sujet semblerait alors moins résulter de la force gravitationnelle que d’un processus de gestation interne ou d’une énergie expansive. Transposé de l’infiniment grand à l’infiniment petit, le globe se transforme ainsi en une cellule embryonnaire avant éclosion. Expansion, autofécondation, gestation, propagation, reproduction... constituent autant de phénomènes (organiques, physiques, spatiaux, temporels...), agissant dans les installations et sculptures actuelles. Au début des années 2000, une évolution marquante s’opère en une sculpture installative. L’assemblage d’une multitude de modules, aux possibilités itératives et expansives illimitées, compose un organisme hybride et protéiforme déployé dans l’espace, dont la légèreté n’atténue guère l’allure menaçante et envahissante. Sa présence physique et sa composition matérielle (boules de polystyrène et pics de bambou) renvoient au processus de fabrication, basé sur une répétition de gestes similaires, en un mouvement cyclique et une durée diffuse. Le caractère fragile et périssable des matériaux utilisés évoque l’inexorabilité du passage du temps, tandis que l’immobilité de ce volume tentaculaire le suspend en un temps immuable. La temporalité à l’œuvre oscille entre éphémère et infini. Quant à ces formes rondes, hérissées de piquants peu avenants, elles puisent leur origine dans la photographie Oursins, dont la duplication du sujet (et son impression de mouvement) préfigure étonnamment la combinaison de modules expansibles à l’infini, génératrice de la dimension itérative des dessins, vidéos , installations et sculptures. Aussi, la présence de l’oursin n’est-elle sans doute pas fortuite si l’on sait que cet animal est associé à la symbolique de l’œuf (d’ailleurs sujet d’une série photographique), germe de toutes les possibilités... Depuis quelques mois, des œuvres de petites dimensions instaurent une nouvelle relation entre forme (objet sculptural) et espace : le changement d’échelle induit un rapport de proximité et d’intimité. Miniaturisées, les formes de boules et pics demeurent toutefois inquiétantes. Leur petite dimension suggère un mouvement de repli, de rétraction, mais les piquants (parfois métalliques), présents sur toute leur surface, les font ressembler à des virus prêts à se propager, à des projectiles offensifs ou à des organismes marins parés pour la défense. Sans oublier leur potentialité prolifératrice et invasive... D’autres pièces semblent plus engageantes, presque émouvantes. Cependant, la plénitude de leurs formes gonflées (parfois lovées sous une carapace cloutée) suppose une gestation, et certains spécimens s’apparentent à des cocons prêts à éclore. Ailleurs, une nouvelle transmutation s’annonce : la matière solide structure et enferme le vide dans une enveloppe sphérique ajourée qui lui dessine des contours flous et mous. Entre forme et non-forme. Ce qui nous ramène à la dernière photographie prémonitoire : Sans Titre (Boules Quies), nature morte sensible où le vide au sein de petites boules de cire modelée renferme l’empreinte du geste. Dès ses prémices, l’œuvre de Laurette Atrux-Tallau témoigne d’une volonté d’affranchissement (de la fixité et de la bidimensionnalité) et d’expansion du volume dans l’espace, par l’intégration du temps et du mouvement. Désormais, l’espace pénètre l’œuvre. La boucle est bouclée. Sous une trompeuse simplicité formelle, ce travail nous plonge au cœur d’un vertigineux abîme spatio-temporel...
Sandra Caltagirone. Dans l’Art même n°44
1 www.laurette-atrux-tallau.com.
2 L’écoulement inéluctable du temps est au cœur des séries photographiques de LAT. Les objets ou matières représentés ne sont que des vecteurs, des témoins de phénomènes physico-chimiques apparemment anodins, d’états transitoires de leur nature, témoignant de l’action transformative du temps, en ses diverses manifestations (instants fugaces entre deux temporalités ou empreintes d’une stratification de temps antérieurs). Les métamorphoses (de l’éclosion à la disparition de la matière) qu’y s’y opèrent évoquent le caractère éphémère de toute existence.
3 L’exploitation du mouvement dans le travail vidéo induit une perception spatio-temporelle autre que celle du travail photographique. Elle manifeste un passage de l’éphémère à l’infini. Le procédé du montage en boucle astreint temps et mouvement à un état itératif chargé d’ambiguïté.